Aux fils des secondes vies : l’art qui raccommode

Isabelle Cabrita

Par: Aurélie ROUTHIER

Isabelle Cabrita a été designer et architecte d’intérieur pendant plus de trois décennies. En 2017, après un burn out, elle renoue avec sa passion de la couture et de la broderie, héritée de sa mère. Et de fil en aiguille, elle se répare, en explorant un nouveau terrain de jeu : la réparation des vêtements. 

Mêlant le geste créatif à l’engagement sociétal, Isabelle recrée dans le “beau” sens - à rebours de la fast fashion.

Alors, quand cette exploratrice de la réparation textile, d’origine portugaise par son père, croise le chemin de Christelle Rasteiro, la fondatrice de Saudade, l’alchimie opère immédiatement… avec des matières de seconde vie et des fils vintage comme trame d’expression ! 

Commençons par du concret : que répares-tu et comment?

Je répare les vêtements qui ont subi des accrocs, des déchirures, de l'usure, ou encore des taches indélébiles.

Je répare là où c'est abîmé et parce que c’est abîmé, je ne fais pas de la décoration. Je reprise aussi, à savoir que je retisse une matière là où elle a disparu. Ce qui m’importe est de respecter la matière de départ, aussi je travaille avec la même matière que celle sur laquelle j’interviens. Et je viens embellir, comme un lichen qui vient recouvrir une roche altérée par l'érosion!

D'où vient cet art du  “visible mending” ?

Si l’expression du visible mending (“réparation qui se voit”) est anglo-saxonne et récente, c’est au Japon qu’on trouve les racines de cet art. Le "Boro" (ぼろ = chiffon ou lambeau), est une technique rurale de de réparation de textiles qui utilise des morceaux de tissu superposés et cousus ensemble. Ces tissus rapiécés deviennent au fil du temps de véritables œuvres d’art textiles.

Il y a aussi le Sachiko (刺し子 = petits points), une technique de broderie géométrique qui renforce les tissus tout en les décorant. Je m’en inspire en le réinterprètant à ma façon.

Comme le kintsugi pour la céramique, le visible mending sublime l’imperfection.

Tu n'utilises pas de machine à coudre, cela fait partie de ta démarche?

Oui je n’utilise en effet que des aiguilles, du fil, et des tissus anciens à chaque fois que possible. Pratiquement rien de neuf sauf si j’ai besoin de fils ou couleurs spécifiques. 

Faire sans machine à coudre, c’est prendre le temps pour faire les choses et c’est être en contact direct avec de la matière. Expérimenter librement, partout, sans coût, et sans besoin de courant, donc parfaitement nomade.

Et puis la machine à coudre, c’est bruyant, et pas vraiment possible d’écouter de la musique en même temps :).

Pourquoi réparer, c’est donner de la valeur ?

L'idée avec le visible mending est de donner une nouvelle vie aux vêtement ou objets textiles  abîmés, en y ajoutant un supplément d'âme. Réparer, transformer, sublimer, mais aussi personnaliser et rendre unique, à rebours de la standardisation actuelle.

La symbolique de la réparation est forte, elle témoigne d’un geste qui ne peut pas faire revenir à l'état antérieur. Le vêtement porte alors en lui le témoignage d’une action positive, en plus d’une poésie esthétique et d’une éthique écologique.

En réparant, on dépasse donc la valeur marchande ou purement fonctionnelle : on prend soin du souvenir, du lien. Je dis souvent que je pratique la réparation avec l’aiguille du colibri. Je ne prétends pas être exemplaire mais j’essaie de contribuer à montrer la voie.

Faire revivre des traditions c’est important ?

Le prêt-à-porter (années 60 et 70) et les accélérations successives de la fast fashion ont interrompu la tradition de la transmission des savoir-faire liés à la réparation. Accéder à un vêtement neuf est devenu plus facile et économique que de réparer. Notre société a ainsi évolué vers la surconsommation, l’appauvrissement de la qualité et nous a fait oublier une notion clé :  celle du temps pour faire les choses et qui rend les choses plus belles, et plus uniques.

Le savoir-faire c’est le pouvoir, j’en suis convaincue. Soutenir le savoir-faire c’est un peu reprendre le pouvoir. Et c’est contribuer à un futur souhaitable, durable.

Réparer est donc chez toi un acte radical, es-tu quelqu’un de radicale?

Je suis une radicale discrète et tranquille. Je ne fais pas étalage de mes choix. Par contre j’ai des idées bien arrêtées et j’aime partager mes convictions et mon savoir-faire à tous ceux qui le veulent au cours de mes ateliers @good_gang_paris.

Comment est née la collaboration avec Saudade ?

J’ai rencontré Christelle Rasteiro, la fondatrice de Saudade, au cours d’un programme rassemblant des personnes qui portaient des projets à impact. Et on s’est vite découvert plein de points communs, non seulement dans notre vision de nos activités respectives mais aussi par nos origines portugaises. 

Lorsqu’elle m’a montré les merveilleux tapis vintage qu’elle chine dans tout le Portugal, j’ai été touchée par les histoires qu’ils portent en eux ! Elle m’a alors proposé de réparer les pièces qui pouvaient avoir quelques signes d’usure. C'était un nouveau défi pour moi car je n’avais jamais travaillé sur une telle matière.

Ces tapis vintage sont déjà des produits de la réparation, c’est comme une “méta-réparation” !

Oui c’est une mise en abîme incroyable !! ces tapis sont à l'origine faits de vêtements ou de draps qui ont déjà eu une vie. Je viens donc réparer ce qui avait déjà été utilisé et probablement réparé. C’est un véritable voyage dans le temps que je fais en reproduisant la matière et les gestes qui ont été à l’origine de ces tapis, comme les lirettes que j’ai recréées à partir de vieux draps pour combler les manques.

Un autre projet qui te tient à cœur?

C’est un projet au long cours, commencé en 2022. Je propose à des personnalités inspirantes de me confier la réparation d’un vêtement important pour eux.  Par exemple avec Cyril Dion croisé sur un quai de gare et que j’approché pour lui dire tout le bien que je pensais de lui et lui proposé de faire partie du projet. Il a accepté immédiatement et m’a demandé de réparer un jeans auquel il tenait beaucoup. J’ai aussi  réparé une veste pour India Madavi dont la manche avait été trouée par une mite. Elle avait flashé sur l’esprit Boro de certains de mes échantillons. “c’est une réparation “mito”logique !” m’a-t-elle dit.

Des artistes qui inspirent tes créations?

Une artiste de la réparation textile, l’anglaise Celia Pym, la papesse du Visible Mending et aussi Tom Of Holland qui a été mon premier guide dans l'exploration d’une réparation différente de ce que je connaissais.

Un écrivain, Erri de Luca. Pour son sens aigü de la liberté, de la justice et du collectif, la radicalité de ses combats, et son écriture à la fois profonde et minimaliste.

Un peintre, Rothko, pour la puissance absolue de ses œuvres. Voir ses tableaux de près reste une expérience mystique. On y voit de la lumière jaillir, On rentre littéralement dans le tableau !

Ton tapis s’envole, il t’emmène où ?

Au Japon, pays où je ne suis jamais allée mais qui est depuis toujours dans mon imaginaire. J’y ferais des escales sur toutes ses îles, à commencer par Naoshima. Immergés dans des œuvres d’art, la nature et le silence, il paraît qu’on y vit une expérience introspective et méditative incroyable !

Dame tapis ou mère coussins ?

Tapis !  parce que j’aime marcher pieds nus chez moi.

La question Saudadienne de la fin : l'objet chez toi qui incarnerait le mieux l'idée de la Saudade.

Un petit castor en bois, qui vient du canada, rapporté par mon père d’un voyage professionnel lorsque j'étais enfant. Il n’a rien de particulier mais contient plein de souvenirs.

Et sinon, ma collection de cailloux, elle est très saudadesque aussi ! Lorsque des amis ou de la famille partent à l’etranger, je leur demande de m’en ramener.

Créatrice de l’association Good Gang Paris qui prône « la transition par l’expérimentation textile », Isabelle propose des ateliers de visible mending, soit l’art du raccommodage ou réparation visible  des vêtements.  

Aux fils des secondes vies : l’art qui raccommode.
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Toutes les Âmes de Comporta
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LE SOLEIL DU SUD DANS UN COCON PARISIEN
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